Le renouveau des échanges dette‑nature comporte plusieurs défis importants et dépend encore d’autres initiatives. Troisième partie de la réflexion menée par la Direction de la Stabilité financière et la Direction des Politiques européennes et multilatérales de la Banque de France.

En principe, les avantages des échanges de dette contre nature sont clairement perceptibles. Pour le pays bénéficiaire, la réduction du poids de sa dette publique, notamment extérieure, desserre la contrainte de balance des paiements et permet de réallouer des fonds pour des investissements essentiels à l’atténuation du changement climatique ou à la protection de la biodiversité. Pour les créanciers, la capacité de remboursement du débiteur s’améliore. Pour la communauté internationale enfin, les risques pour la stabilité financière et l’environnement sont amoindris.

En pratique néanmoins, le renouveau de ce mécanisme suppose de relever d’importants défis financiers, de gouvernance et environnementaux. Il doit de même être soutenu par des évolutions en matière d’ingénierie financière et de standards de marché.

défis échanges dette‑nature

Défis économiques et financiers

Pour produire des résultats pérennes, l’échange dette‑nature doit intervenir dans un contexte macroéconomique stable. La pratique enseigne en effet, par exemple, que l’instabilité du taux de change, éventuellement couplée à une forte inflation, peut éroder la valeur réelle des engagements du pays en matière de conservation de la nature et obérer leur mise en œuvre dans le temps. Ainsi, en Zambie en 1989, l’association mandatée pour utiliser les fonds dégagés par l’échange de dette les a épuisés en un an en raison de la dévaluation rapide du kwacha (Resor, 1997).

Sur le plan financier, la pratique passée des échanges dette‑nature révèle plusieurs difficultés.
D’une part, leur négociation, en particulier quand elle est multilatérale, se révèle souvent complexe et donc longue (Essers et al., 2021). Par exemple, les négociations conclues en 2015 aux Seychelles ont duré près de quatre ans.

Les coûts de transaction1 en deviennent d’autant plus élevés que les montants échangés sont faibles.

D’autre part, l’échange est efficace si le principe d’additionnalité des fonds est respecté à deux titres. Pour le créancier, cela suppose que l’allégement de dette soit entièrement financé par des ressources supplémentaires, conformément au consensus de Monterrey (ONU, 2002), qui stipule que cet allégement ne doit pas réduire le montant des autres aides versées par le créancier.

Pour le débiteur, cela entend que les mesures de compensation écologique n’auraient pas été mises en œuvre en l’absence d’échange de dette. L’évaluation de l’additionnalité demeure toutefois difficile en raison d’une insuffisance de données (Cassimon et al., 2011).

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Défis en matière de gouvernance

Les échanges dette‑nature comportent des enjeux de gouvernance, tant sur le plan national et local que sur le plan international.

Sur le plan national, l’échange peut induire ou être perçu comme induisant pour l’État débiteur une perte de souveraineté dans l’affectation des ressources budgétaires et naturelles. Les fonds dégagés par l’échange sont souvent déboursés selon les préférences des donateurs, lesquelles convergent plus ou moins vers les priorités nationales en matière de conservation de la nature et de réponse aux besoins des populations locales, notamment les populations indigènes souvent présentes dans des zones particulièrement riches en biodiversité. Des études d’impact peuvent contribuer à améliorer l’efficacité de
ces déboursements2.

Sur le plan international, l’absence ou, au contraire, le foisonnement de standards pour évaluer, protéger et restaurer les écosystèmes objet d’un échange dette‑nature constitue un frein au développement desdits échanges. Le caractère très localisé et spécifique de chaque échange explique en partie cette situation. À certains égards, l’absence de cadres reconnus internationalement expose les créanciers à une forme d’aléa moral 6. En effet, le pays débiteur qui bénéficie d’une annulation partielle de sa dette peut finalement développer des solutions moins contributives que prévu à la conservation de la nature et à la lutte contre le réchauffement climatique (par exemple en se fondant sur des standards minimaux de
reforestation).

L’évolution récente du système financier international peut venir renforcer un frein de gouvernance. Celui‑ci réside notamment dans le fait que les créanciers majoritaires, pour certains pays endettés, ne font pas partie des enceintes collectives de traitement des surendettements souverains, au premier rang desquelles le Club de Paris (Zettelmeyer, 2022). Ce nouveau contexte pénalise les négociations complexes, comme autour des échanges de dette contre nature.

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Défis en matière de compensations écologiques

L’évaluation des gains environnementaux tirés des échanges de dette contre nature est difficile pour deux raisons. D’une part, les données biophysiques (qualité du sol, vulnérabilité aux inondations ou aux feux forestiers, impact prévu du changement climatique, etc.) nécessaires pour déterminer et évaluer les mesures en fonction de chaque milieu ne sont pas toujours disponibles et prêtent à forte incertitude.

Quantifier de manière systématique le gain écologique permis par un euro de dette échangée est donc délicat. Ceci explique en partie une littérature restreinte et partagée sur ce point : Sommer et al. (2019) estiment que des montants plus élevés de réduction de dette et de fonds de conservation générés par les échanges de dette américains étaient associés à des taux plus faibles de déforestation, tandis que Kraemer et Hartmann (1993) n’identifient pas de relation empirique entre ces deux variables.
Dans le cas des échanges de dette contre climat, mesurer l’impact et l’additionnalité réels d’un échange pourrait sembler plus simple, mais cela dépend de l’existence de scénarios crédibles et consensuels permettant de rapporter le gain issu de l’échange à un scénario sans échange.
Or, la diversité des scénarios (cf. hypothèses sur les technologies bas‑carbone en 2050, le mix énergétique, les pratiques agricoles, les pratiques de consommation, etc.) et l’incertitude qui les entoure signifient qu’à chaque unité de dette allégée peuvent correspondre différentes quantités de CO2 non émises.

D’autre part, les pays dont le besoin d’échange de dette contre nature est le plus urgent ne sont pas nécessairement ceux dont le besoin de protection des écosystèmes est le plus important. La corrélation est faible entre déforestation et fragilité financière potentielle (cf. annexe). Les enjeux de stabilité des écosystèmes ne croisent donc pas systématiquement ceux de la stabilité économique et financière.

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D’autres initiatives financières nécessaires

Le caractère non aisément reproductible d’un échange de dette contre nature contribue à en limiter l’attrait. Celui‑ci peut néanmoins être renforcé en améliorant l’ingénierie financière des échanges, selon plusieurs pistes envisageables. Une première repose sur le développement de « crédits environnementaux » 7 certifiés (par exemple, les crédits carbone) qui seraient remis au créancier lors de l’échange de dette (Stiglitz et Rashid, 2020). Cette approche s’est concrétisée lors d’un échange de dette contre énergie éolienne entre l’Espagne et l’Uruguay en 2005 (Essers et al., 2021). Elle vise à permettre au créancier
d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris (2015) en matière climatique. Une seconde piste consiste à remplacer la dette par des obligations vertes (incluant une décote) dont le produit serait affecté à des investissements liés au climat ou à la nature. Comme l’offre de supports d’investissements verts est encore relativement limitée, une telle voie peut gagner l’intérêt des investisseurs privés.

Le développement à grande échelle de ces types d’approches dépend toutefois de la standardisation du marché de la compensation carbone et/ou de la mise en place de standards qui permettent de traduire une unité de dette allégée en une unité de gain écologique. Par ailleurs, ces mécanismes de marché pourraient être perçus comme des moyens d’appropriation par les créanciers des efforts environnementaux et climatiques consentis par les pays débiteurs. Cette perception pourrait d’autant prévaloir que les modes de production et de consommation des pays avancés, historiquement responsables de la majeure partie des dégradations environnementales dans le monde, n’évoluent pas par ailleurs. Au‑delà, les débats lors de la COP26 (2021) autour de l’article 63 de l’accord de Paris illustrent le caractère sensible de ces questions, comme autour du double comptage entre pays des efforts
d’atténuation du changement climatique.

Plusieurs pays à revenu intermédiaire soutenaient ainsi un double comptage des compensations carbone, par lequel les tonnes de CO2 captées et emprisonnées pourraient être traduites en crédits carbone comptabilisés à la fois par l’acheteur (l’entreprise ou l’État créancier) et le vendeur (l’État endetté).

Au total, échanger des dettes insoutenables contre la protection de la nature est une proposition en principe pertinente au regard des crises climatique et environnementale et des risques croissants d’incapacité de certains États à rembourser leurs emprunts. Elle ne peut toutefois être pensée comme une solution systématique. Sur un plan climatique et environnemental, les échanges de dette contre nature ne répondent pas (ou que très partiellement) à la demande de solidarité qu’expriment les pays à revenu faible et intermédiaire pour leurs efforts d’atténuation et d’adaptation face au changement climatique.

Sur le plan financier, ces échanges ne réduiront que modérément la vulnérabilité des pays débiteurs aux cycles financiers mondiaux, que ceux‑ci soient induits par des dégradations environnementales, des développements économiques ou une combinaison des deux.

L’échange dette contre nature ne constitue donc qu’une solution partielle qui, pour être pleinement efficace, doit participer d’une réflexion plus globale des banques centrales sur l’évolution du système financier international face aux défis écologiques (Weder di Mauro, 2021)

Source: Banque de France

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1 Ensemble des coûts qui résultent d’une relation contractuelle, notamment ceux provoqués par les négociations entre les parties

2 Cf. notamment Jayachandran et al. (2017) : cette évaluation d’impact par assignation aléatoire (randomized controlled trial, RCT) réalisée en Ouganda établit qu’un versement en espèces à des ménages propriétaires de parcelles forestières en échange du respect d’une gestion « durable » permet de limiter significativement la déforestation.
3 En économie, un aléa moral fait référence à une situation où un agent économique assuré contre un risque peut se comporter de manière plus « risquée » que s’il n’était pas couvert. Cela peut entraîner des effets indésirables pour l’utilité collective.