Les échanges en dette nature pourraient-ils être une double solution pour la soutenabilité environnementale et la dette des pays en développement ? Une réflexion menée par la Direction de la Stabilité financière et la Direction des Politiques européennes et multilatérales de la Banque de France.

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Les dégradations environnementales (à l’instar du changement climatique et de la perte de biodiversité), ainsi que la difficulté croissante de nombreux pays à revenu faible et intermédiaire à rembourser leur dette publique constituent deux sources de risques désormais largement reconnues pour la stabilité du système financier international (dont sont garantes les banques centrales).

De nombreuses propositions récentes visent à traiter conjointement ces deux problèmes par des échanges dits « dette contre nature », consistant à réduire la dette d’un État contre son engagement à dépenser une fraction de la réduction consentie pour protéger l’environnement. Les échanges en dette nature peuvent en effet améliorer la soutenabilité environnementale et l’endettement public et contribuer ainsi à la stabilité du système financier international. Toutefois, leur mise en place s’accompagne de nombreux défis techniques, financiers et de gouvernance. Ils pourraient alors s’accompagner d’effets indésirables qu’il convient d’analyser précisément.

fonds générés par les échanges de dette contre nature

Les échanges de dette contre nature consistent en des techniques financières qui visent à réduire la dette d’un État contre son engagement à dépenser une part de cette réduction pour protéger la nature. Pour les pays en développement, ces échanges peuvent aider à répondre à un double défi qui s’accentue : réduire un endettement public trop élevé et faire face au changement climatique dont ils sont particulièrement victimes.

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La pandémie de Covid‑19 a fragilisé la soutenabilité de la dette publique de nombreux pays

La lutte contre la pandémie, en raison des efforts budgétaires nécessaires, a accru les risques de soutenabilité de la dette publique pour les pays à revenu faible et intermédiaire. D’après le Fonds monétaire international (FMI, 2022b), leur niveau de dette publique en 2021 dépassait celui d’avant‑crise : 49,6 % du PIB pour les pays à revenu faible et 66,1 % pour les pays à revenu intermédiaire, contre respectivement 43,5 % et 54,6 % en 2019.

Le montant total de cette dette s’est accru de presque 3 500 milliards de dollars entre 2006 et 2020 (Banque mondiale, 2021). Le service de la dette, rapporté aux exportations, remonte depuis un point bas historique en 2011 (cf. graphique 1). Cette hausse s’accompagne d’une augmentation de la part relative de la dette détenue par des créanciers privés, à 63 % du total en 2020, contre 14 % pour les créanciers publics bilatéraux.

Face à cette situation, des mécanismes internationaux ont été déployés pour prévenir les risques de surendettement et aider les pays les plus vulnérables à recouvrer des marges de manoeuvre budgétaires. Entre mai 2020 et décembre 2021, la communauté internationale (G20) a décidé d’une Initiative de suspension du service de la dette (ISSD, Debt Service Suspension Initiative). Cette Initiative a bénéficié à 47 États pour un montant total de 12,9 milliards de dollars. Ces allégements ont permis à ces pays d’augmenter leurs dépenses liées à la Covid‑19, bien que parfois au détriment d’autres postes prioritaires comme l’éducation (FMI, 2021a).

La mise en œuvre de ces mécanismes rencontre néanmoins quelques difficultés. En particulier, la montée en charge du « cadre commun pour le traitement de la dette » du G20, qui a succédé à l’ISSD, s’avère lente (FMI, 2021b).

À ce jour, seuls trois États ont formulé une requête pour restructuration de dette dans ce cadre (Éthiopie, Tchad, Zambie). Par ailleurs, leurs démarches subissent des retards considérables dus, entre autres, à la complexité tenant à coordonner les différents créanciers. Enfin, les pays à revenu intermédiaire ne bénéficient pas des outils déployés jusqu’à présent pour réduire la charge de la dette; ils lui consacrent donc des ressources financières qui auraient pu servir à améliorer leurs capacités productives ou à faire face aux effets socio‑économiques de la pandémie (Cnuced, 2021).

L’accélération des crises environnementales affecte particulièrement les pays à revenu faible et intermédiaire. D’après la communauté scientifique, plusieurs « limites planétaires » ont été franchies (Persson et al., 2022), par exemple en matière de biodiversité (IPBES, 2019), ou pourraient être franchies, comme dans le cas du change‑ ment climatique (Giec, 2021). Ces limites correspondent aux seuils au‑delà desquels différents systèmes biophysiques essentiels à la vie sur Terre (par exemple, le cycle du carbone, participant à la régulation du climat) risquent de réagir de manière non linéaire et irréversible du fait de
certaines activités humaines (à l’exemple de la combustion de ressources fossiles, provoquant une surconcentration de CO2 dans l’atmosphère). Le dépassement de ces seuils est susceptible d’avoir des conséquences systémiques sur les sociétés humaines (Ripple et al., 2017) et notamment pour les systèmes économiques et financiers (NGFS, 2019; NGFS & INSPIRE, 2022). Les différentes limites planétaires sont interdépendantes, le franchissement de l’une risquant d’accélérer celui d’une autre.

Les pays à revenu faible et intermédiaire sont directement concernés par le franchissement de ces limites planétaires, à deux titres:

  • D’une part, ils sont plus rapidement et plus durement exposés aux conséquences de ce franchissement en raison de leur faible résilience et de leur forte vulnérabilité socio‑économique (De Bandt et al., 2021). De fait, certains symptômes et leurs conséquences économiques et financières se matérialisent déjà. Par exemple, d’après une analyse économétrique de 40 pays émergents et en développement (Volz et al., 2020), les risques climatiques ont déjà contribué à augmenter substantiellement le coût de leur dette publique (cf. schéma ci‑dessous). Les crises climatiques et environnementales fragilisent donc probablement la soutenabilité de cette dette.

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Canaux de transmission des risques climatiques au risque souverain

Canaux de transmission des risques climatiques au risque souverain / dette contre nature
Source : (Schéma adapté de) Volz et al., 2020.
  • D’autre part, les pays à revenu faible et intermédiaire jouent un rôle particulier en matière de stabilité des écosystèmes et du climat, et donc des systèmes économiques globaux. En effet, la plupart des zones critiques de biodiversité, dont la destruction produit des externalités négatives pour le climat de la Terre et d’autres écosystèmes (Lovejoy et Nobre, 2018), se trouvent dans ces pays. Par exemple, deux régions sont particulièrement concernées par la déforestation :
    l’Amérique latine et les Caraïbes, et l’Afrique subsaharienne, lesquelles abritent notamment deux zones critiques de biodiversité, la forêt amazonienne et la forêt du bassin du Congo. En outre, une part importante des investissements nécessaires à la transition bas‑carbone (préalable à la stabilité économique et financière) ou à l’adaptation au dérèglement climatique devra leur être consacrée. L’Agence internationale de l’énergie (AIE, 2021) estime que les investissements des pays émergents et en développement dans les énergies décarbonées devraient atteindre plus de 1000 milliards de dollars par an à la fin de la décennie, contre 120 en 2020.

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Source : Banque de France